Entretien avec Alexandre Rideau, directeur de Keewu Production

Alexandre Rideau est le directeur général de la société de production sénégalaise Keewu. Implantée au Sénégal en 2012, Keewu rejoint le groupe français Lagardère Studio en octobre 2015.

Quel est votre parcours ?

 En Afrique depuis 2005, je suis membre fondateur et directeur de l’ONG RAES (Réseau Africain pour l’Éducation, la Santé et la Citoyenneté) avec laquelle nous avons développé un réseau international de partenaires en mettant en œuvre des projets médias. L’ambition d’une telle ONG était de réfléchir à comment Internet pouvait apporter de l’information et surtout de la sensibilisation auprès du grand public et des professionnels sur les thématiques de santé, d’éducation et de développement. Nous avons donc créé les premiers sites d’information santé, nous avons également été les premiers à former à distance des sages-femmes, des infirmiers …  Nous avons également construit des ponts wifi entre des villages …

C’est à partir de 2011-2012 seulement que nous avons décidé de nous tourner vers la télévision et la production de contenus audiovisuels sur les thèmes de la santé et de l’éducation. Avant cette période-là, le taux de pénétration de la télévision était encore faible en Afrique de l’Ouest et du Centre. A partir de 2012, l’arrivée des écrans plats moins coûteux a permis l’explosion de la télévision dans cette région du monde. A ce moment-là, nous avons décidé d’orienter ce que nous faisions en radio, sur le digital et sur le mobile vers la télévision.

C’est pour cette raison que nous avons créé la société Keewu Production ainsi que la série « C’est La Vie ». Cette série a ensuite évolué vers d’autres projets que nous sommes en train de développer et de produire.

Pouvez-vous nous parler de la série « C’est la vie » ? quel en est l’impact ?

Il est difficile de mesurer l’impact de « C’est la vie » car cette série dépasse le cadre classique de la diffusion sur des chaines panafricaines telles que TV5Monde et A+. Aujourd’hui, la série est diffusée à la fois par des chaines publiques et privées et ce, dans une dizaine de pays d’Afrique. La série est disponible dans plusieurs langues : elle sera doublée en anglais ainsi qu’en langues locales comme le Wolof ou le Bambara … « C’est la vie » est également disponible sur internet et sur le terrain dans le cadre de campagnes de sensibilisation. Elle est également adaptée à la radio en français et dans différentes langues. L’impact n’est pas quantifiable mais demeure important. On pourrait estimer à plusieurs dizaines de millions de téléspectateurs qui ont été en contact avec des épisodes de cette série. En termes de notoriété, nous sommes contents car plusieurs chaines publiques de différents pays francophones ont diffusé la série plusieurs fois. Par exemple, nous sommes à la troisième diffusion de la saison 1 sur la télévision publique du Tchad.

Qu’en est-il du projet de web-série Area Daddy ?

Nous sommes en train de développer le projet composé de dix épisodes. C’est un beau projet, une sorte de « Simpsons » à l’africaine dans une Afrique urbaine où se mêle des conflits inter-générationnels entre les parents et les enfants mais aussi entre une Afrique moderne et traditionnelle. Cette web-série traite de différentes questions sociales avec un ton humoristique. Area Daddy est le fruit d’Ayodele Elegba, l’un des gagnants de la première édition du Digital Lab Africa, fondateur de SPOOF Media basé à Lagos. Il travaille depuis un an au développement de ce projet. Malheureusement, Area Daddy se positionne sur un segment quelque peu complexe car c’est un dessin animé qui n’est pas vraiment destiné aux enfants de par son impertinence. Il n’intéresse donc pas vraiment les chaines jeunesse de dessins-animés et les chaines généralistes ne sont pas encore prêtes à acheter de l’animation africaine. Nous avons donc dû trouver des financements propres pour pouvoir lancer le projet sur le web et démontrer qu’il existe un public pour ce type de contenu. Nous verrons par la suite si nous pouvons orienter le projet vers la télévision, une fois que le public aura été trouvé sur le web.

Selon vous, comment le digital peut-il participer à la diffusion et à la valorisation du contenu audiovisuel ? 

Dans le cadre d’Area Daddy, nous partons du digital avec pour objectif de revenir vers l’audiovisuel. Dans le cadre d’une série comme C’est la Vie, nous avons, en plus de la diffusion en télévision, développé tout un univers digital déployé sur un site internet, sur les réseaux sociaux avec l’utilisation de contenus ou de scènes additionnelles qui sont publiées sur le web ; la création et l’animation d’une communauté en ligne qui ne cesse de grandir. Cette offre déployée sur le digital vient compléter l’expérience vécue par le téléspectateur. C’est la vie est véritablement un projet trans-médias. Dans ce cadre-là, le digital et la télévision en termes de diffusions sont complémentaires et participent à la création d’un univers. De plus, l’une des forces du web, c’est que l’on peut savoir très vite ce qui marche ou pas, pour ensuite faire évoluer notre travail vers la télévision. Avec C’est la vie, nous avons créé un écosystème alliant télévision, radio et digital pour obtenir un ensemble de contenus qui correspondent les uns avec les autres.

Comment voyez-vous l’avenir de la production audiovisuelle sur le continent ? Que faut-il faire pour développer la production locale ?

Il y a quelques années il y avait  une certaine euphorie. L’Afrique était présentée comme le nouvel eldorado en termes de production audiovisuelle. On n’attendait beaucoup de la production sur le continent mais cela était peut-être légèrement prématuré. Dans la sphère audiovisuelle de l’espace francophone, les contenus étaient pour la plupart réalisés par des producteurs très talentueux bien qu’ils soient moins expérimentés. Nous ne pouvions pas nous attendre à ce qu’en deux ans, une véritable industrie audiovisuelle africaine puisse se créer et rivaliser avec le reste du monde. Il y a encore une marge de progrès dans la production de contenus locaux. En revanche, que ce soit au niveau de la qualité des productions, des scripts, des idées mais aussi des plans de financement, même si les budgets ne sont pas encore très importants, la courbe ascendante existe. Le marché est en train de véritablement se mettre en place.

 

Quels sont les enjeux de la formation aux métiers de l’audiovisuel ? 

Les jeunes sont de plus en plus nombreux à sortir des rares écoles qui existent. Ils arrivent avec une autre mentalité, avec un bagage culturel et l’audiovisuel complétement différent de ce que l’on pouvait constater en Afrique il y a 5 ans. Nous avons aujourd’hui des jeunes qui ont grandi avec les séries, qui s’en nourrissent au quotidien et qui sont de plus en plus créatifs.

Maintenant les limites existent. La formation de base en est une. On a beau être talentueux et force de proposition, la formation est primordiale notamment lorsqu’il s’agit de compétences techniques. La formation est un défi mais plusieurs acteurs commencent à s’attaquer au problème : des centres de formation existent et d’autres vont se créer.

 Et quid du financement ?

Pour un producteur africain le financement est une deuxième limite. Tant que les chaines locales ne seront pas en mesure de jouer le jeu, c’est à dire d’acheter/préacheter à un prix juste des productions locales, le financement demeurera une limite au développement de l’industrie. Si les seuls clients sont les chaines de télévision panafricaines, d’origines françaises, francophones, chinoises … Cela ne suffira pas à faire éclore une réelle production locale !

Concernant les autres sources de financements sont possibles. Elles proviennent notamment d’annonceurs privés ou d’investisseur. Ils seront de plus en plus nombreux si la qualité de la production continue de croître. Les derniers contenus produits par Keewu sont d’une qualité qui nous permet d’attirer l’attention de partenaires privés qui souhaitent associer leur image à nos images. Enfin, il va falloir qu’une prise de conscience se fasse au niveau des Etats : on ne peut développer des industries culturelles et créatives sans le soutien des Etats. Il est nécessaire que ces Etats comprennent l’importance stratégique de produire localement. Des initiatives sont prises et sont louables, mais ne sont pas suffisantes pour rivaliser avec le reste du monde. Il faudra développer un plaidoyer, faire de la pédagogie auprès des ministères des grands pays pour faire comprendre ce que peut apporter les industries culturelles et créatives dont l’industrie audiovisuelle. Notamment en termes de devises, de création d’emplois, de compétences développées ou encore d’image pour le pays.

 

Quels sont vos projets ? Des nouveautés à annoncer ?

Nous étions dernièrement en pleine production d’Area Daddy. Concernant la série C’est la vie, nous sommes en train de travailler au développement de 30 épisodes supplémentaires que nous tournerons au cours du premier semestre 2019 et qui sera diffusée en première fenêtre sur TV5MONDE. Nous venons de livrer à Canal + la série Sakho et Mangane, une série policière (12×52’) diffusée prochainement sur Canal + Afrique.

Toujours avec Canal +, nous développons également une série qui s’intitule Miss Jella, l’envoûtée (8×52’) en soutien à la formation de jeunes scénaristes femmes africaines formées à l’écriture de 52 minutes.