Cheikh soulève sa seconde épouse, la hisse sur son épaule avant de la jeter virilement sur un lit parsemé de pétales de rose. Le couple gloussant s’enlace, la porte se ferme sur une ultime image de chaussons blancs ondulant en cadence.
Diffusée depuis janvier sur la chaîne privée sénégalaise 2STV à une heure de grande écoute, la série « Maîtresse d’un homme marié » met en scène cinq jeunes femmes, indépendantes et urbaines, dont certaines fricotent avec des hommes mariés… et finissent parfois par les épouser, comme Marème. Bien que les relations y soient suggérées, on ne verra que rarement un baiser à l’écran, elle provoque l’ire d’organisations musulmanes, dont les plaintes lui ont valu des rappels à l’ordre du Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA).
Dans le quartier Sicap Liberté 3, à Dakar, la famille Sène est, tous les lundis et vendredis soirs, religieusement réunie devant son poste de télévision pour son feuilleton favori. Entre deux publicités dansantes vantant les mérites du riz local, Rose, pétulante mère célibataire, condamne la censure planant sur la série, en laquelle elle voit un miroir fidèle d’une société hypocrite.
« Les hommes qui critiquent la série sont les mêmes que ceux qui ont des maîtresses et leur font bien pire que ce qui est montré à l’écran ! », affirme Rose. « On juge les femmes parce qu’elles habitent seules, parce qu’elles s’assument… Au Sénégal, si à la trentaine tu n’es pas mariée, tu n’es plus une fille bien. Ici, tu as beau tout réussir, si tu n’as pas d’homme, tu n’es rien », soupire-t-elle.
Chaque membre de la famille s’identifie à un personnage. « La mienne, c’est Djalika », sourit la fille de Rose – qui, comme son personnage favori, élève seule ses enfants. Son voisin de canapé, un jeune homme drapé dans un survêtement noir, lui préfère l’ombrageux Birame. « Il fait du mal aux femmes, t’aurais pu mieux choisir ! » s’esclaffe l’une de ses cousines.
Le fait que la série montre, sous un jour parfois cru, la douleur des épouses délaissées pour une plus jeune, l’hypocrisie des hommes et les désirs d’émancipation des femmes, est précisément la raison de son succès, au Sénégal et à travers l’Afrique de l’Ouest. Sur Youtube, chaque épisode est vu entre un et deux millions de fois, et génère des tombereaux de commentaires élogieux.
L’engouement, et parfois le scandale, est tel qu’un des acteurs a reçu une gifle d’une femme qui aurait pu être sa mère alors qu’il faisait du sport sur la corniche de Dakar. « Elle lui a dit : Arrête de boire et occupe-toi de ta famille !' », raconte, hilare, la productrice exécutive, Kalista Sy.
Mais les outrances de la série ne font pas rire tout le monde, notamment l’ONG islamique Jamra qui a saisi le CNRA dès janvier. Le gendarme de l’audiovisuel a finalement autorisé le 29 mars la poursuite de la diffusion, à condition d’apporter des « mesures correctives » au scénario, sous peine de retardement de l’horaire, voire d’interdiction pure et simple.
Tout était rentré dans l’ordre, du point de vue des associations religieuses, jusqu’au 34e épisode, celui où l’on voit Cheikh et Marème folâtrer sur le lit conjugal, qui a suscité le 31 mai une « mise en demeure » du CNRA.
« La ligne rouge a été franchie. Ils ont offensé une grande partie des Sénégalais en diffusant du contenu quasiment pornographique pendant le mois béni du Ramadan », fulmine Mactar Guèye, représentant de Jamra.
« Force est de reconnaître que cette série dépeint très fidèlement la société sénégalaise, et le problème de l’infidélité chez les hommes », concède M. Guèye, interviewé par l’AFP dans sa maison où un écran géant diffuse une chaîne de telenovelas. « Mais il est impensable que cette apologie de la fornication et de l’adultère continue en l’état », fulmine-t-il. « Maîtresse d’un homme marié » se caractérise pourtant par un propos parfois moralisateur. Les briseuses de ménage se voient toujours dûment tancées par leur entourage.
Mais pour la militante féministe sénégalaise Fatou Kiné Diouf, « cette morale n’empêchera jamais les spectatrices de vivre leur vie ». « La série montre des femmes qui assument leur sexualité. On ne le montrera jamais à l’écran, mais on en parle : en cela, cette série est vraiment puissante », explique-t-elle.
Sur le plateau du tournage, des bureaux désertés le week-end, règne un joyeux brouhaha. Les chaises sont jonchées de grandes robes multicolores, le maquillage se fait à la va-vite, sur une table. « On tourne douze heures par jour, six jours par semaine. Alors la polémique, on n’en entend pas parler, et c’est tant mieux », glisse l’actrice qui incarne Djalika avant de se faire redessiner les sourcils. D’une voix lasse, la productrice énumère les difficultés rencontrées : machisme, pressions religieuses, problèmes techniques émaillant les tournages. « Mais quand les jeunes femmes regardent la série et s’identifient enfin à des personnages qui leur ressemblent, elles en sont très émues », se réjouit Kalista Sy. « Et ça, personne ne peut nous l’enlever ».