Entretien avec Yves Bigot, Président-Directeur Général de TV5 Monde

Vous venez d’annoncer votre démission qui prendra effet fin juin. A quelques jours de la fin de votre mandat, nous aimerions focaliser cet entretien, si vous en êtes d’accord, sur votre action en Afrique francophone et sur ce que TV5MONDE prépare pour le continent. 

Vous avez récemment rencontré les chefs d’Etat africains pour travailler à l’entrée au capital de 7 pays. Où en êtes-vous du processus

J’ai reçu mandat des 6 gouvernements qui siègent au conseil d’administration de TV5Monde d’aller rencontrer les chefs d’État des 7 États africains qui avaient été validés, pour ce qui est de la France, par le Quai d’Orsay et le ministère de la Culture. Nous sommes allés avec Denise Epoté notre Directrice Distribution, Marketing et Commercialisation rencontrer les 7 gouvernements en question pour leur exposer notre proposition et voir ce qu’ils en pensaient.

Nous avons été très bien accueillis dans les 6 pays rencontrés. Je suis en attente de rencontrer le président du Sénégal car les élections présidentielles ont été décalées  et je vais peut-être partir ce week-end ou la semaine prochaine à Dakar.

Quelle est la teneur de cette proposition ?

La proposition, c’est une adhésion groupée. C’est-à-dire qu’à 7, il représente un État adhérent.

Pourquoi le faire de cette façon ?

D’abord parce que s’ils adhéraient à 7, ils deviendraient majoritaires. Et puis surtout ils n’auraient a priori pas les moyens de payer la même chose chacun, chaque année, que ce que paie la principauté de Monaco. Donc en fait, nous avons pris la contribution de la principauté de Monaco et l’avons divisé par 7, de manière à ce que chaque État puisse contribuer avec une somme qui correspond au montant de sa participation dans un certain nombre d’autres organisations internationales.

Ces 7 pays africains vont donc créer une structure spécifique ?

Oui, sur un principe de tontine, qu’ils connaissent par cœur : Une année sur 7, c’est l’un d’entre eux qui représentera les 6 autres et qui portera sa propre voix et celle de ses 6 collègues. Et ça sera ainsi au Conseil d’Administration comme à la Conférence Ministérielle.

Cet élargissement du capital de TV5 Monde répond à quel objectif ? 

Ma réflexion, celle qui a été entendue, acceptée et validée par les actionnaires, est la suivante. Quand TV5 a été créée il y a 40 ans  les Français, les Belges et les Suisses voulaient avoir un endroit, une chaîne de télévision où ils puissent se parler entre eux et diffuser leurs programmes et leurs valeurs communes. Deux ans après, assez logiquement, le Canada et le Québec sont venus les rejoindre. A ce stade  l’idée c’était : les francophones du Nord se parlent entre eux et ont une chaîne de télévision qui fait la promotion de leurs programmes, de leurs artistes, de leurs entreprises et de leurs valeurs.

TV5 Monde Afrique a été lancée parce que, nous nous sommes rapidement rendu compte  qu’on ne pouvait pas intéresser les Africains exclusivement avec nos programmes. Donc peu à peu des programmes africains, du cinéma… ont commencé à être diffusés puis ça s’est accentué à travers les années.

Je l’avais écrit dans le premier plan stratégique que j’ai fait en urgence quand je suis arrivé ici, et que j’ai présenté en février 2013 à Québec : la décennie 2020 devrait être celle de l’entrée d’États africains dans TV5 parce que nous sommes dans un monde globalisé et que la démographie africaine fait que la francophonie et les francophones sont majoritairement en Afrique. Nous ne pouvons plus être juste la chaîne de la francophonie du Nord.

Cela veut dire que des programmes africains vont rentrer dans TV5 Monde, ou bien cela concerne exclusivement TV5 Monde Afrique ?

Non, c’est les deux. Nous sommes une plateforme mondiale, donc nous pourrons porter sur cette plateforme des programmes produits par les chaînes publiques de tous ces Etats. Nous pourrons en diffuser certains à l’antenne, comme c’est le cas aujourd’hui puisqu’on diffuse déjà les coproductions que nous faisons avec eux.

Mais nous allons accentuer les coproductions. Je voudrais préciser que le budget additionnel qui serait fourni par les 7 états africains sera entièrement consacré à l’Afrique. C’est-à-dire que nous n’allons pas demander aux contribuables africains de payer pour des programmes canadiens, français, ou pour du personnel français à Paris, mais uniquement pour de la coproduction, pour que la rédaction aille faire des reportages en Afrique, pour avoir plus de directs en Afrique, ou pour couvrir plus d’événements.

Et maintenant où en êtes-vous ?

Il faudra que le plan stratégique soit validé par le Comité social et économique, puis qu’il soit validé par le Conseil d’administration, qui est évidemment au courant de tout ça et qui y est très favorable.

Cela va prendre du temps. C’est donc votre successeur qui prendra le relais

Oui, bien sûr, c’est un chemin qui reste encore long. Mais nous avançons : nous allons signer demain un accord de charte éditoriale renforcée avec la Société des journalistes, qui avait exprimé une inquiétude tout à fait légitime autour de l’adhésion de certains pays.

Ils sont inquiets qu’un certain nombre de ces sept pays, pas tous, mais un certain nombre, ne respectent pas nécessairement la liberté de la presse, en tous les cas, pas de la même façon que les six États actuels, qu’il y a effectivement des journalistes et des opposants en prison dans un certain nombre de ces États, etc…

Donc, nous allons renforcer la Charte éditoriale pour rassurer tout le monde. Nous allons essayer aussi de travailler sur la manière dont nous pouvons mieux protéger les correspondants qui, on le sait, subissent des pressions.

Pourquoi  l’Afrique est-elle si importante pour TV5 Monde ?

Yves Bigot : L’Afrique est absolument fondamentale pour TV5MONDE. Sur nos 64 millions de téléspectateurs hebdomadaires, plus de 50 millions sont en Afrique. Bien sûr nous sommes présents partout dans le monde mais l’avenir est en Afrique. Notre avenir est intimement lié

à ce continent. Notre présence en Afrique n’est pas nouvelle ; elle remonte à plusieurs décennies. Même dans des pays où nous avons connu des interruptions temporaires comme le Burkina Faso, nous avons rapidement restauré nos opérations. L’Afrique reste une priorité stratégique, non seulement en raison de sa démographie croissante, mais aussi parce que c’est là que se trouve notre plus grand bassin de téléspectateur et  c’est là qu’est notre influence, parce que l’intelligence artificielle va permettre de multiplier les possibilités de  sous-titrage et de doublage

Adweknow : Quelles initiatives spécifiques avez-vous prises pour créer et renforcer cette présence ?

Interviewé : Depuis plus de 32 ans, TV5MONDE Afrique a évolué pour mieux répondre aux besoins de son public. Nous avons par exemple transformé notre journal Afrique. Initialement de 12 minutes, nous l’avons monté dans un premier temps à 18 minutes, puis à 26’, pour qu’il devienne un vrai journal complet, combinant du hard news et des parties magazine avec des invités économiques, culturels et politiques.

En matière de production, nous avons intensifié nos investissements dans l’industrie cinématographique africaine. Nous sommes passés de l’achat de séries à la coproduction. Cela a permis à de nombreux films que nous avons soutenus d’être présentés dans des festivals de renom comme Cannes, et même de remporter des prix importants. Par exemple, le film « Atlantique » de Mati Diop, que nous avons coproduit, a gagné le Grand Prix à Cannes il y a 3 ans. Nous sommes aussi le diffuseur mondial de ces œuvres que l’on diffuse sur l’ensemble de nos chaînes partout dans le monde et que l’on les met à disposition sur la plateforme TV5MONDE+.

Y a-t-il également des programmes produits localement?  

Interviewé : Nous avons lancé plusieurs programmes adaptés aux réalités africaines. À Abidjan, nous avons les « Maternelles d’Afrique », un programme axé sur la famille et l’éducation des jeunes enfants, adapté aux enjeux spécifiques du continent. Nous avons également un magazine santé à Abidjan, qui aborde des problématiques de santé locales, et un magazine musical à Bamako présenté par une légende de la musique malienne, Boncana Maïga. En outre, nous avons produit des magazines économiques et historiques et des programmes sur l’entrepreneuriat féminin en collaboration avec l’ONU. Nous travaillons maintenant dans l’animation car notre chaine jeunesse TIVI  est très regardée en Afrique, une chaîne jeunesse, avec 24 millions de jeunes téléspectateurs cumulés dans les quatre pays ou l’audience est mesurée (Sénégal, Côte d’Ivoire, Cameroun et RDC).

Ces initiatives montrent notre engagement à refléter les réalités africaines dans notre contenu.

Comment assurez-vous la diffusion de vos programmes en Afrique ?

Notre avons une stratégie d’hyper-distribution. Nous sommes ainsi diffusés sur plusieurs satellites pour couvrir l’ensemble du continent africain et l’océan Indien. Nous utilisons également la TNT dans de nombreux pays comme au Congo, en RDC , au Sénégal ou au Bénin. De plus, nous sommes disponibles en OTT et IPTV, ce qui nous permet de toucher un public plus large. Nous collaborons avec des chaînes locales, publiques et privées, pour produire et diffuser du contenu local. Cela renforce notre rôle de partenaire économique et culturel, en plus de notre position de diffuseur mondial des œuvres africaines sur toutes nos plateformes, y compris TV5MONDE+.

Le numérique est également un défi et une opportunité en Afrique. Quel bilan faites-vous

de votre développement numérique.

C’est un bilan mitigé sur l’Afrique et bon sur le reste du monde.

Nous avons multiplié par dix les vidéos vues au cours des sept dernières années. Nous avons lancé une chaîne WhatsApp  qui marche très bien et qui correspond au mode de consommation africain.

Concernant notre plateforme TV5Monde+ qui était la finalisation de la complète transformation numérique de l’entreprise les résultats sur l’Afrique sub-saharienne sont plus mitigés mais cela marche formidablement bien dans l’ensemble du monde arabe. Le pays qui consomme le plus c’est l’Algérie puis on a aussi dans le top 10 le Maroc, l’Egypte, l’Irak et et les pays l’Amérique latine

En Afrique sub-saharienne, nous pourrions avoir une progression faramineuse en Afrique si, comme les telcos ou les opérateurs nous le promettent depuis des années, ils finissent par abaisser le coût de la donnée mais ça fait 12 ans que je suis là, et qu’on me dit que dans deux ans, ça sera réglé mais ça ne l’est jamais.

Mais il y aussi  en Afrique la question de l’électrification dès qu’on sort un peu des villes et des centres urbains.

Par ailleurs on est très heureusement surpris de voir que nous avons un très bon développement en Afrique anglophone dans des pays comme le Kenya, la Tanzanie ou le Ghana, où il n’y a pas ces problèmes de connexion et où nos programmes sont sous-titrés en anglais, en arabe, en espagnol, en français…

Vous évoquez les questions liées au doublage et au sous titrage. En quoi l’intelligence artificielle pourra-t-elle favoriser le développement des programmes en Afrique ?

L’IA joue un rôle crucial dans notre stratégie pour l’avenir. Nous explorons activement son potentiel pour le sous-titrage, notamment dans les langues africaines comme le lingala, le swahili, le fon ou le wolof.

Pour ce qui concerne le doublage cela représente un défi technologique bien sûr mais aussi politique majeur car nous sommes la chaine de la francophonie et qu’à ce titre nos programmes doivent être en français.

J’ai porté cette question lors de notre dernière conférence ministérielle à Montréal, soulignant que l’IA permettra à terme de rendre nos contenus accessibles dans de nombreuses langues locales, ce qui est essentiel pour maintenir notre pertinence et notre influence. Mon rôle d’alerter sur le fait que c’est un enjeu des années courtes, des années qui viennent, mais c’est une décision politique. On ne pourra pas  ne pas se pencher sur la question, parce que l’usage l’emportera et que nos concurrents vont basculer en doublant leurs programmes en 50 langues. Si on s’interdit de le faire  on se marginalisera nécessairement d’une manière ou d’une autre.

Pour finir, avez-vous une idée de la date à laquelle votre successeur sera nommé

Il se trouve que je sais que les gouvernements (ndlr :des pays actionnaires de TV5 monde) ont une réunion le 25 juin, puisque j’y participe, pour notamment présenter le plan stratégique des quatre années à venir, et l’état de nos discussions avec les chefs d’État africains. C’est à ce moment-là qu’ils vont discuter de ma succession ce qui veut dire que mon successeur devrait être nommé au plus tard pour le 14 juillet.

Entretien réalisé le 5 juin 2024