Pierre Lionel Ebe est diplômé de la Skema Business School et de la Burgundy School of Business en
France. Il commence sa carrière dans des groupes tels que Airbus, Pro BTP et Uber avant d’intégrer Jumia au Cameroun en tant que directeur marketing digital. Par ailleurs, il dispense depuis 2019 des
cours de marketing et communication digitale dans les écoles de commerce Pigier et
Digital College. Depuis avril 2022, il est le CEO de Kuruba spécialisé dans le e-commerce.
Quelles sont vos activités ?
Notre expérience dans le e-commerce et particulièrement dans le marché africain,
nous donnait l’avantage plus que n’importe quel autre acteur au moment où nous
avons décidé de nous lancer dans ce navire. Nous avions l’expérience, le vécu et
surtout les chiffres à notre disposition pour éviter de se tromper non seulement de
cible mais aussi de modèle d’affaire. Nous avons mesuré les enjeux en proposant un
projet qui a le mérite de résoudre un problème économique criard que connaissent
plusieurs pays africains: celui de l’approvisionnement des petits commerces. Pour
vous donner un petit aperçu de la société de consommation chez nous, il est
important de savoir que le marché du petit détail pèse malgré toutes les difficultés
inhérentes à son déroulement et à son bon fonctionnement, plus de 10 milliards de
dollars, ce qui représente une part importante dans le PIB du continent.
Malheureusement, pour s’approvisionner, ces petits commerçants ont le choix entre
de longues listes d’attente chez des grossistes qui en plus d’être lourds dans les
opérations, proposent des prix qui ne sont favorables ni aux vendeurs et encore
moins aux derniers consommateurs. Au final, c’est le client qui paie le prix de cette
lourdeur et surtout de cette complexité qui ne profite à personne. À travers le
Cameroun par exemple, il existe actuellement plusieurs milliers de supermarchés,
boutiques, échoppes de quartiers parfois contraints de traiter avec des grossistes,
revendeurs, distributeurs et producteurs pour acquérir de la marchandise. C’est là
que Kuruba.cm intervient.
Notre proposons une place de marché en ligne spécialisée dans la vente en gros
dédiée à ces opérateurs qui animent notre vie quotidienne. A la différence des offres
les plus visibles dans le continent, nous nous adressons aux petits établissements qui
pullulent nos cités et nos villes en permettant aux populations d’avoir accès aux
produits les plus indispensables. Nous voulons réduire cette chaîne coûteuse en
temps et en argent pour permettre aux commerçants de s’approvisionner
directement auprès des producteurs ou distributeurs. Nous avons construit notre proposition de valeur pour aider ces acteurs à accéder facilement à des millions de produits et à des prix plus avantageux que ceux proposés par les grossistes actuellement. Nous mettons en relation des commerçants indépendants avec un large choix de fournisseurs, leur donnant ainsi un moyen d’élargir plus facilement leur assortiment.
Vous avez co-rédigé un ouvrage sur le e-commerce. Quelles sont les ambitions
d’un tel ouvrage ? Quel message souhaitez-vous faire passer ?
Je pense que notre secteur d’activité en avait besoin et plusieurs collègues et
confrères n’ont cessé de le marteler durant ces dernières années. Il fallait
absolument un ouvrage d’analyses sur le sujet, tellement il est devenu important au
fil des années. Si vous faites le tour de la librairie africaine, vous allez constater que
c’est le sujet qui manque à l’appel. Vous allez peut-être trouver des guides pratiques
mais pas une mobilisation d’idées permettant de comprendre l’architecture de ce
milieu encore perçu comme nouveau par beaucoup de concitoyens. À travers cet
ouvrage, nous voulons tout d’abord présenter l’état des lieux du e-commerce dans le
monde avec une belle partie réservée à son évolution dans chaque continent.
Cette initiative n’est donc pas du tout fortuite, bien au contraire, elle vise à apporter
aussi bien des clarifications que des réponses aux questions que certains ne se sont
même pas encore posées. Nous avons décidé d’écrire un livre au moment où le
débat sur l’avenir du commerce électronique se pose de plus en plus dans notre
continent notamment dans l’opinion qui n’hésite pas crier sa colère; au moment où
les bailleurs de fonds et certaines multinationales plient bagages en laissant derrière
eux des jeunes sans emplois et des commerçants sans avenir; au moment où
l’activité est plus que jamais aux mains des jeunes (toutes catégories confondues)
qui n’hésitent pas à en faire un sujet de débrouillardise et même de mendicité. Nous
avons décidé de prendre la parole à plus d’un titre et nous allons insister dessus:
d’abord en tant que porte-paroles des acteurs de ce secteur et ensuite en tant
qu’entrepreneur participant aux discussions depuis quelques années déjà.
Cette prise de parole a pour objectif de présenter les origines et l’évolution de ce
secteur d’activité qui connaît des fortunes différentes dans notre continent depuis
son arrivée. Elle a pour objectif d’envoyer un message fort et clair à tous les acteurs
qui se prêtent au jeu depuis le début et à ceux qui manquent encore de courage
parce que le sujet paraît peut-être en proie à trop de difficultés. En prenant cette
parole publiquement, nous souhaitons tout d’abord donner un avis et faire un état
des lieux sur l’évolution de l’activité pour permettre aux différents acteurs et aux
décideurs de prendre des mesures adéquates pour nous remettre sur le chemin que
nous méritons. Nous avons voulu apporter notre contribution pour nous donner une
chance de nous rattraper dans cette nouvelle révolution qui fait ses preuves depuis
longtemps chez les autres et balbutie chez nous. Nous voulons dire aux africains que
le e-commerce est une opportunité que nous pouvons encore saisir à condition de se
remettre en question, parce que nous avons commis certaines erreurs qui nous
rattrapent simplement aujourd’hui. Le commerce en ligne est une opportunité pour
nous les opérateurs, pour la jeunesse en quête d’un meilleur avenir, pour nos
populations, pour notre système financier, pour nos entreprises mais également pour nos économies. Il est une chance pour l’intégration régionale et la lutte contre
des fléaux comme la faim et le chômage.
Quels sont les usages du e-commerce aujourd’hui au Cameroun ?
A l’exception de quelques marketplace locales et des services financiers que
proposent les telco, le e-commerce est encore au stade embryonnaire au Cameroun.
Nous remarquons toutefois de nombreux petits commerces qui proposent des biens
et services sur les réseaux sociaux (principalement facebook et Twitter) et sur
l’application de messagerie instantanée Whatsapp. Mais dans l’ensemble, bien que
tout le monde ait compris que l’économie numérique n’est plus seulement l’avenir,
mais le présent, de nombreuses entreprises restent encore très frileuses. La mise en
veille des activités du géant africain Jumia dans le pays n’a pas aidé. De plus, il n’y a
pas de réelle volonté politique qui va dans le sens du développement de ce secteur.
Quand de nombreux pays dans le monde disposent d’un département ministériel
dédié au e-commerce, nous n’avons au Cameroun qu’une sous-direction du
ministère du commerce. Nous espérons avec ce livre, donner un coup de pied dans
la fourmilière pour faire bouger les choses à notre humble niveau.
Quelles sont vos prévisions pour le développement du e-commerce au Cameroun et plus largement en Afrique francophone subsaharienne ?
Si rien n’est fait dans les prochaines années, le e-commerce va tout simplement
disparaître; du moins dans la forme que nous souhaitons avoir. Aucun secteur ne
peut se développer tout seul surtout dans un continent avec d’énormes difficultés
comme l’Afrique. Nous avons besoin de le codifier afin de le rendre accessible à tous,
nous avons besoin de l’accompagnement de toutes les structures aussi bien
publiques que privées. Les établissements financiers ne peuvent et ne doivent plus
être de simples observateurs qui attendent que les choses bougent avant de s’y
consacrer, ils doivent prendre des risques mesurés pour donner un coup de pouce;
c’est la même chose pour les médias et tous les acteurs qui ont un rôle prédéfini
dans la construction d’une économie forte. Le livre que nous mettons sur le marché
est d’ailleurs une bonne ressource avec des recommandations assez précises.
Doit-on encore sensibiliser aux opportunités liées au e-commerce ?
On ne peut pas et on ne doit pas arrêter de sensibiliser sur les opportunités de cette
activité. D’abord parce que c’est toujours considéré comme quelque chose de
nouveau, il n’y a qu’à voir comment les gens en parlent pour comprendre à quel
niveau le mal est profond, et ensuite parce qu’il y a encore des difficultés inhérentes
à son déploiement. Au Cameroun par exemple, nous sommes à une couverture
internet d’à peine 30% du territoire, ce qui fait que la majorité ne peut pas avoir
accès aux services que cette machine numérique propose. La sensibilisation doit continuer mais elle doit être accompagnée de mesures et d’actions pour permettre
de faire avancer les choses.
Le paiement est souvent présenté comme la ‘première difficulté’ pour les
entrepreneurs du digital. Qu’en pensez-vous ?
Tous les chiffres montrent effectivement que sur le plan du paiement nous sommes
gravement en retard par rapport au reste de la planète mais également par rapport
aux enjeux. Le taux de bancarisation en Afrique sub-saharienne n’a dépassé les 50%
que très récemment. Il est donc clair que les acteurs du digital ne sont pas en
mesure de proposer des paiement en ligne par carte bancaire. Fort heureusement il
y a des avancées dans le domaine de la finance technologique avec des offres qui se
déploient tous les jours. Maintenant c’est toujours quelque chose qu’il faut suivre de
près avec une structuration précise. Les gouvernements doivent regarder le
numérique comme un miracle qui peut nous apporter des éléments dynamiques
pour nos économies. Malheureusement ça reste un sujet de divertissement dans la
plupart des pays africains.
Cependant ça ne doit pas empêcher les acteurs de travailler. Nous devons imaginer
tous les jours, des solutions adaptées au contexte local. Avec Jumia par le passé et
Kuruba maintenant, nous proposons comme mode de paiement, le règlement en
espèces à la livraison et essayons peu à peu de basculer vers un mode de
prépaiement via les services de mobile money des telco Orange, MTN, Yoomee…
Comme on le dit au Cameroun, “même avec les mains”, le e-commerce va finir par
se démocratiser en Afrique.